đ La nature, notre philosophe intĂ©rieur par Slobodan Despot
Sortir de la tour sans porte
Nous vivons lâĂ©poque des Ă©vidences oubliĂ©es. RĂ©pĂ©tons-nous donc. La nature, câest tout ce qui, dans lâunivers, nâest pas fait de main dâhomme. Tout ce que homo faber, dans son obsession du contrĂŽle total, ne contrĂŽle, justement, pas. La nature autour et en face de nous est la limite de notre pouvoir sur la matiĂšre, sur le monde et sur notre propre destin.
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Il nây a pas dâart sans la contrainte et lâart appuyĂ© sur des contraintes autodĂ©terminĂ©es est une plaisanterie. Autant vouloir se soulever en se tirant soi-mĂȘme par les cheveux. Le dĂ©sir de mater la nature, de ne plus en tenir compte, est la raison profonde du naufrage de la modernitĂ© et de notre angoisse dĂ©sormais consubstantielle combattue Ă coups de psychotropes. Architecture carcĂ©rale, littĂ©rature nombriliste, peinture rĂ©duite Ă lâautothĂ©rapie. Tout nâest quâenfermement et involution sitĂŽt que ce dialogue avec lâAutre immuable sâinterrompt. Le paysage intĂ©rieur de lâhomme restĂ© seul avec lui-mĂȘme nâest pas beau. Câest une cartographie de la folie.
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La nature est une muraille impitoyable, mais avec de prodigieuses Ă©chappĂ©es. La conscience, lâesthĂ©tique, la science se sont dĂ©veloppĂ©es dans cet Ă©change que nous avons stupidement rĂ©duit Ă une lutte. Bien sĂ»r, il a fallu conquĂ©rir notre place dans cet ordre impitoyable entre lâamibe et les constellations. Mais il aurait fallu Ă©tendre lâĂ©thique de ce combat Ă nous-mĂȘmes. Savoir maĂźtriser, comme nous lâavons fait de la matiĂšre, le dĂ©chaĂźnement de nos propres forces Ă©lĂ©mentaires, ce quâon appelait jadis lâhybris.
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Pour ne pas avoir su le faire, nous nous sommes mis Ă doubler la nature lĂ oĂč nous aurions pu nous adosser Ă elle comme nous lâavons toujours fait. La science nous a permis de retourner la lame de notre soif de conquĂȘte contre la branche mĂȘme sur laquelle nous Ă©tions assis. Nous sommes devenus comiquement redondants. Nous avons plantĂ© des pylĂŽnes Ă chaque endroit oĂč un arbre eĂ»t fait lâaffaire. Nous nous sommes embarquĂ©s dans une rivalitĂ© avec un adversaire invincible. Lâ«émancipation» de lâhomme dâavec la nature, comme lâa montrĂ© C. S. Lewis, aboutit nĂ©cessairement Ă la rĂ©gression de lâhomme, son automatisation et sa robotisation. Donc Ă la victoire totale de la nature. Lorsque nous aurons tout dĂ©truit, les lierres envahiront nos ruines de bĂ©ton armĂ© comme le gibier se royaume parmi les immeubles dĂ©sertĂ©s de Pripiyat, la citĂ© dortoir de Tchernobyl.
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Je contemple avec une attention aiguĂ« et Ă©mue les arriĂšre-plans de la peinture flamande ou italienne. Les arcades effondrĂ©es envahies de ronces. Les vieux ponts incrustĂ©s dans la verdure comme sâils en avaient toujours fait partie, comme des os dans la chair. Les villages qui sâenchaĂźnent dans les vallĂ©es au fil de routes tortueuses se perdant Ă lâinfini. Les fumĂ©es hivernales dans les ciels gris de Bruegel. Quelle que soit lâavant-scĂšne â portrait de cour, bataille, chasse, procession â, lâarriĂšre-plan la relativise en lâinscrivant dans les cycles sans fin quâaucun horloger humain ne peut interrompre. Câest infiniment hospitalier et infiniment rassurant.
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La nature est un refuge et un recours. Non pas pour les Tesson ou les Unabomber, mais pour nos claustrophobies sociales. Il ne sâagit mĂȘme pas du «recours aux forĂȘts», il sâagit dâune simple idĂ©e dâĂ©vasion possible. LâidĂ©e quâici, les ondes ne passent pas. Que de lĂ , on peut encore contempler la voĂ»te Ă©toilĂ©e sans pollution lumineuse. Que lĂ -bas, le silence est tel quâon y entend notre propre pouls.
Câest pourquoi M. Elon Musk expĂ©die des guirlandes de satellites dans le ciel pour «couvrir» la Terre entiĂšre de rĂ©seaux internet, jusquâaux deux pĂŽles. Câest pourquoi il nâest plus un recoin de forĂȘt sans vrombissement dâavion ou de lointaine dĂ©broussailleuse. Il nây aurait plus que cinquante lieux de silence absolu sur toute la planĂšte. Câest le nombre des briques qui manquent pour que notre autoenfermement soit parachevĂ©. Le maçon stupide a Ă©levĂ© sa tour autour de lui sans prĂ©voir de porte.
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Le bonheur dâune civilisation pourrait se situer au point dâĂ©quilibre de sa relation avec lâenvironnement. La France Ă son apogĂ©e Ă©tait une alternance idĂ©ale entre architecture, gĂ©nie civil et verdure. Encore lâutopie futuriste de Ledoux aux salines royales dâArc-et-Senans: gĂ©omĂ©trie, mais taillĂ©e dans la pierre. Rationalisation du travail et de lâhabitat, mais avec un jardin Ă bonne taille pour chaque mĂ©nage. On voit en de tels lieux â comme Ă visiter les premiĂšres centrales Ă©lectriques, augustes comme des Ă©glises â que cela eĂ»t pu bien tourner, nous avons pris quelque part la mauvaise bifurcation.